Parmi tous les gens qui écoutent de la musique, l'acheteur de CD, celui qui ne se contente pas du streaming Spotify, de la radio ou des vidéos sur Youtube, celui qui classe, qui range et qui archive compulsivement, celui-là accorde sans doute une importance plus grande à la reproductibilité de ses sensations.
Il veut que le plaisir qu'il a pris à écouter tel ou tel disque soit toujours à portée de main, disponible sur une étagère, au prix de quelques manipulations qui prendront d'ailleurs très vite la forme d'un rituel : le doigt qui parcourt la tranche des disques à la recherche du bon CD, la marche vers le lecteur, l'ouverture du boîtier, la brillance du disque réveillé de l'obscurité de son stockage, comme un avant-goût de l'éblouissement à venir, puis la saisie du disque à deux doigts à la main droite, l'allumage du lecteur et l'ouverture du tiroir à la main gauche, la pose du CD et puis l'appui répété sur ►► pour atteindre la plage voulue.
Au prix de ces quelques gestes, tout plaisir doit être reproductible. C'est dans le contrat tacite qu'il a signé avec les artistes et l'industrie musicale : il a payé le disque, les étagères, le lecteur, l'ampli et les baffles, il a installé tout ce matériel dans la meilleure pièce dont il dispose. Son plaisir d'écoute doit donc être à disposition, hic et nunc, quoi qu'il arrive.
C'est la raison pour laquelle un disque que j'ai adoré, dont je me
souviens avec précision de la première écoute, vécue comme la plongée
délicieuse dans une œuvre qui m'a submergé, comme la rencontre
miraculeuse entre un artiste et un auditeur qui semblaient avoir vécu
toute leur existence pour en arriver à cet instant magique, un tel
disque ne devrait jamais me décevoir.
Si, lorsque je le réécoute, ce disque m'apparaît plus quelconque, plus attendu, moins terrassant, si le plaisir n'est plus au rendez-vous ou se révèle juste amoindri, étriqué, un terrible sentiment de deuil s'empare de moi.
Le disque est toujours là, inchangé, immuable. Il a conservé toute sa faculté à transporter quasiment à l'identique les ondes sonores qui emplissaient le studio d'enregistrement vers mon chez moi. Je reçois ces ondes à l'identique. Et pourtant le plaisir n'est plus là.
Le problème doit donc être ailleurs, en moi-même. C'est moi qui dois avoir perdu ma capacité d'émerveillement, mon aptitude à être ému, à trouver de la beauté dans ce qui m'entoure, à être emporté par le discours ou la pensée d'autrui. Moi seul suis coupable d'avoir tué la beauté et annihilé le plaisir.
De tous les éléments censés garantir la pérennité de ma faculté
d'émerveillement face à la musique, celui qui fait défaut est celui sur
laquelle j'aurais dû a priori avoir la plus grande emprise, celui qui
ne concerne que mon corps et mon esprit.
Il est douloureux
de se rendre compte qu'il est au fond plus facile de maîtriser des
objets ou une technologie extérieure que les processus incroyablement
complexes qui se produisent entre l'oreille et le cerveau de chacun
d'entre nous, processus qui peuvent sans raisons apparentes, du jour au
lendemain, se modifier ou disparaître.
Au fond, un disque
que l'on n'aime plus est un avertissement, un rappel de notre mortalité,
comme un pas de plus vers l'assèchement final et la tombe.