mercredi, juin 27

John Seabrook - The Song Machine: How to make a hit.

Le début du livre était pour moi le récit d'une histoire bien connue : comment, à partir de 1995, la pop mondiale a été progressivement dominée par le studio de compositeurs-producteurs suédois Cheiron assemblé par Denniz Pop et qui compta en ses rangs des noms comme Kristian Lundin et Max Martin. Je connaissais d'autant mieux cette histoire que cette révolution suédoise a eu un impact très fort dans mon parcours musical.

Après des années 90 passées exclusivement dans le giron rock indé de la Lenoirliste et des Inrocks, les années 1999-2000 furent celles où j'ai redécouvert le plaisir de la pop commerciale, notamment grâce au site et au forum Popjustice.

J'ai passionnément aimé Bye Bye Bye, Overprotected, Born to Make You Happy, I Want It That Way et des dizaines d'autres chansons du même genre sans l'ombre d'un début de second degré. Après dix années où les charts furent dominés par une dance music répétitive et dont la composante mélodique était le plus souvent insignifiante, je retrouvais enfin le plaisir des mélodies un peu complexes, des intervalles étranges (avec même parfois un soupçon de contrepoint). La pop commerciale de Britney Spears, des Backstreet Boys, de *NSYNC et des autres avait à nouveau pour ambition de faire chantonner sous sa douche et non plus seulement de faire danser en boîte. J'étais enfin libre de retrouver mon enthousiasme du milieu des années 80 pour la musique pop.

C'est notamment l'origine de cette réputation que j'ai d'aimer les boybands, réputation réelle mais qui amène des gens plus ou moins bien attentionnés à généraliser et à croire que je suis forcément fan des 2be3, de Boyzone ou de Worlds Apart alors que, non, évidemment, il n'y a presque rien à sauver de la carrière de ces groupes. En fait, ce que j'ai surtout aimé dans les boybands du tournant du siècle (américains et dans une moindre mesure anglais), c'est qu'ils furent le terrain de jeu idéal pour cette nouvelle génération de songwriters mercenaires et doués (les chansons de Blue par exemple, dont certaines que j'avais bien aimé, sont apparemment des production Stargate).

Tout cela pour dire que la première moitié du livre relate une histoire que j'ai vécue en temps réel jusqu'en 2004 environ, l'année de Since You Been Gone de Kelly Clarkson (dernière production-composition de Max Martin que j'ai découverte 'en direct'). Je n'y ai donc pas appris grand chose. Je connaissais déjà les noms des membres de Cheiron mais aussi celui de The Matrix par exemple, les compositeurs des premiers Avril Lavigne.

L'année 2004 fut par ailleurs celle où j'ai dû commencer à me consacrer plus intensivement à ma thèse et mes liens avec le musique, et particulièrement la pop, se sont temporairement relâchés. C'est pourquoi la seconde moitié du livre, de la K-Pop et Rihanna jusqu'à Katy Perry, m'a plus intéressé. Il relate l'évolution ultérieure de la fabrique à hits mondiale, notamment la relocalisation des studios sur la côte Ouest des États-Unis, la généralisation de la méthode industrielle de production-composition pop, l'opposition paroles et musiques laissant la place à celle entre track et hook, l'importance des topliners (la scène où Ester Dean entre dans la cabine d'enregistrement avec juste quelques phrases notées sur son téléphone est particulièrement révélatrice, et bien racontée), les camps d'écriture convoqués par les labels lors de la conception d'un nouvel album, etc... Bien que rien de tout cela ne m'ait véritablement surpris, j'ai été ravi de le voir décrit de manière aussi concise et claire.

Les chroniques de The Song Machine parues en France et en Belgique (je me souviens notamment de celle des Inrocks et de celle du Soir, payante) donnaient une vision très manichéenne de ces questions. Les producteurs et songwriters pop y étaient présentés comme de maléfiques créatures vivant dans l'ombre pour détruire à coup de mélodies faciles, l'authenticité du rock et la musique indépendante en général, prenant l'auditeur dans un piège neurologique dont il ne peut se défaire. J'y vois comme une sorte de malentendu. L'impression que je retire de ma lecture est plutôt une admiration, parfois un peu réticente mais réelle, pour les compositeurs-mélodistes, topliners, paroliers, etc.. L'avis de John Seabrook lui-même semble plus ambigu.

Des gens comme le duo norvégien Stargate, Max Martin ou Ester Dean par exemple me semblent ressortir de manière plutôt positive du livre : des artisans de l'ombre consciencieux et dotés d'un véritable don mélodique ou harmonique, qui ont su garder une forme d'humilité face à leur travail, malgré le succès monstrueux qu'ils ont fini par rencontrer (même si il semblerait, si on en croit Wikipedia en tout cas, qu'Ester Dean par exemple ait un peu disparu de la circulation en tant que compositrice depuis la sortie du livre).

En revanche, les financiers et les grandes corporations (du type Google, Spotify, Apple, etc...), les producteurs tentant de régir le moindre aspect de la carrière de leurs poulains (et surtout pouliches) sont dépeints de manière moins favorable. En particulier le détestable Lou Pearlman, dont je connaissais déjà bien l'histoire et qui a créé de toutes pièces les Backstreet Boys et *NSYNC entre autres, et Dr Luke (Lukas Gottwald dont le nom commençait déjà à circuler à l'époque où je m'intéressais de plus près à ces questions), qui à son rôle de compositeur-producteur a rapidement tenté de greffer celui de directeur de label, de promoteur, de manager et qui, par bien des points, me semble être le vrai méchant du livre : arriviste, ambitieux, ami de James Murdoch et finalement accusé de viol (et acquitté, ce que le livre ne dit pas, ayant été écrit avant la fin du procès).

De même, l'univers de la K-Pop pour lequel j'ai vu pas mal de monde s'enflammer depuis cinq ans, y est dépeint pour ce qu'il me semble être vu de l'extérieur, c'est-à-dire un monde assez déprimant, déshumanisé où les chanteurs et chanteuses ne sont que des marionnettes sans pouvoir (le suicide de Jonghyun en début d'année semble le confirmer), obstacle moral que la qualité encore très relative des chansons ne me permet pas d'outrepasser. Le livre annonce par ailleurs une arrivée prochaine des compositeurs-producteurs européens sur le marché de la K-Pop mais je n'ai pas encore eu l'occasion d'écouter les résultats d'un tel mélange. Je suis assez curieux.
 
Après avoir lu le livre, j'ai été frappé de voir que, même si j'ai perdu l'habitude ces dernières années d'aller voir les crédits des morceaux pop que j'entends, bon nombre de mes plus gros coups de coeur pop US récents ont été co-écrits et/ou co-produits par Max Martin : Roar, Hot'n'Cold, I Kissed A Girl de Katy Perry, Problem d'Ariana Grande, I Knew You Were Trouble de Taylor Swift,.... Mon oreille est donc resté sensible à son style. Intéressant aussi de voir que ce genre de pop semble devenir de plus en plus exclusivement féminine.

Du coup, ce livre m'a donné envie de me replonger dans le monde de la pop commerciale récente, de me pencher notamment sur les albums de Rihanna ou de Katy Perry, dont je ne connais que les plus gros singles. Pour des raisons peu claires (peut-être pour expier la manière dont je me suis désintéressé de la pop depuis dix ans), je ressens à présent un besoin de me faire une opinion d'ensemble sur leur carrière en écoutant attentivement les albums, c'est-à-dire en fait en leur accordant a priori le même intérêt, les mêmes égards qu'aux autres genres musicaux qui m'intéressent. Comme John Seabrook semble l'être, je suis en effet attaché au format de l'album et me méfie de sa disparition programmée (notamment par Apple et Spotify) au profit de la chanson unique ou, pire encore, de la playlist générée par algorithmes (une option de Spotify que je n'ai même jamais eu l'idée de tester).

En présentant  le genre CHR (contemporary hits radio) sans porter, me semble-t-il de jugement surplombant, The Song Machine m'a redonné l'envie de m'y confronter à nouveau, comme je le faisais à l'époque, avec un esprit ouvert, en ne m'interdisant a priori aucun enthousiasme et aucune déception. Je me demande si je pourrai retrouver cet état d'euphorie pop qui fut le mien qui fut le mien en 2000. Je l'espère.