Il est donc inutile que je revienne sur la bonne humeur communicative du trio, sur leur évidente complicité sur scène, sur le jeu poétique et souple de Rob Kloet aux percussions, sur la mine concentrée de Robert Jan Stips aux claviers ou sur la bonhomie rigolarde de Henk Hofstede. Tout cela participe grandement au plaisir que je prends à tous leurs concerts mais je doute d'être capable de le réexprimer d'une manière qui ne soit pas un simple décalque de ce que j'ai déjà pu écrire auparavant à leur sujet.
Il me semble plus intéressant de m'appesantir sur ce qui fait la particularité de cette tournée et de ce concert bruxellois (outre la petite taille de la salle) : il est entièrement consacré aux dix premières années de l'existence du groupe et à leurs cinq premiers albums (Tent, New Flat, Work, Omsk et Adieu Sweet Bahnhof). Pour accentuer ce côté rétrospectif, l'ordre des chansons sur la set-list, en dehors des rappels, est entièrement chronologique. La partie la plus connue de leur discographie se retrouve ainsi escamotée. A part Nescio et Adieu Sweet Bahnhof, ce concert ne contenait aucune des chansons emblématiques des tournées récentes du groupe (pas de In the Dutch Mountains, de Bike In Head, de JOS Days ou de Cars & Cars par exemple).
Or, il se fait que je connais finalement assez mal le début de leur carrière. Je n'ai découvert les albums à leur sortie qu'à partir de Giant Normal Dwarf au début des années 90, et ma remontée dans le temps s'est surtout concentrée sur les albums les plus proches, ceux où je retrouvais l'évidence pop, la poésie des arrangements et des instrumentations qui faisaient le prix de cet album ou du suivant, Ting. C'est ainsi que je connais presque par cœur des albums comme Adieu Sweet Bahnhof ou Omsk, mais beaucoup moins bien les trois premiers.
A cette époque, le groupe suivait un canevas post-punk/new-wave assez classique (guitare, basse, claviers, batterie), avec des chansons de trois minutes environ, un son brut, assez peu travaillé, la recherche dans les compositions d'une forme d'efficacité immédiate qui ne dédaigne pas une pointe de sophistication arty, mais sans effets de manche ou mise en avant de la compétence des musiciens (à cette époque, la technique instrumentale était encore honnie, souvenir nauséabond des pires heures du prog-rock). Leur son de cette époque m'évoque personnellement des groupes comme Devo ou Gang of Four, voire les Talking Heads ou les premiers albums solo de Brian Eno (les influences glam en moins).
Cette description pourrait (devrait même, sans doute) donner envie, mais je dois avouer que Tent, leur premier album de 1979, que j'écoute en tapant ceci, me laisse toujours étrangement froid. J'y regrette le simplisme des mélodies, l'absence d'envolées poétiques ou de trouvailles rythmiques (Rob est encore assez basique dans sa manière de jouer, plus batteur que percussionniste). C'est très (trop ?) carré et je n'y retrouve pas vraiment ce que j'aime chez les Nits.
Ce n'est donc qu'aux environs du dixième morceau (avec Slip of The Tongue), lorsque la set-list a atteint le milieu des années 80, que j'ai retrouvé mes marques et pu identifier des chanson à leur intro. Pendant la demi-heure qui a précédé, j'ai eu l'impression d'entendre un groupe dont je ne savais pas grand chose. Seuls quelques lambeaux de mélodies éparses évoquaient en moi de vagues souvenirs, le plus souvent insituables.
Dans ces conditions, le miracle de ce concert fut sans doute que ces chansons des débuts, qui m'avaient jusque là résisté (et me résistent encore dans leurs versions studio), se sont imposées à moi avec évidence une fois interprétées avec l'énergie du live. Les rythmes abrupts de Ping Pong, les velléités psychédéliques de Empty Room, l'atmosphère entêtante de Hook Of Holland ont soudain fait sens. On peut à ce propos sans doute saluer le côté bon camarade de Robert Jan Stips qui participe à une tournée où il interprète pour moitié des chansons qui datent d'avant son arrivée dans le groupe.
Je sens bien que je ne parviens pas tout à fait à exprimer les raisons pour lesquelles ce concert m'est apparu comme une révélation. Attendez-vous à des modifications de ce billet une fois que les mots me seront venus. En attendant cette hypothétique inspiration, je vous propose ci-dessous quelques vidéos tirées d'un concert récent de la même tournée. Quelques secondes suffiront à faire comprendre aux habitués à quel point cette tournée est différente des autres : une scène plus resserrée, moins de discussions avec le public et de digressions, des morceaux plus courts. Tout, jusque dans l'attitude des musiciens sur scène, indique une inspiration, un état d'esprit et des points de référence différents. Je n'avais jamais vu Henk comme ça, arqué sur sa guitare électrique, concentré sur son jeu, presque tendu par moments.
Pendant cette première demi-heure, j'ai donc eu l'impression étrange de découvrir un autre groupe. Ce n'était clairement pas les Nits que je connaissais, ou que je croyais connaître, mais un groupe obscur du début des années 80, qui serait venu, par on ne sait quel stratagème temporel, jouer en 2014 sa tournée de 1981, à l'identique.
Ce concert m'a ainsi fait prendre conscience que, derrière les chansons plus tardives du groupe se dissimulait en palimpseste une source d'énergie basique, anguleuse et inquiétante, que je ne soupçonnais pas et qui irradie les premières années de leur carrière. Cette découverte est évidemment bienvenue. Elle apporte une nouvelle dimension à mon appréciation du groupe. Il me revient à présent de chercher à retrouver la trace de cette énergie primitive lorsque j'écoute les premiers albums. Je ne garantis pas que je vais y parvenir, mais je ne ménagerai pas mes efforts. Le deuxième meilleur groupe du monde ne mérite pas moins.
En attendant, je remercie mes bataves préférés pour ces deux petites heures de bonheur. Je les reverrai en décembre, dans la même salle, pour une tournée plus classique. Je saurai alors si mes efforts ont porté leurs fruits et si Tent, New Flat et Work se sont taillé une place plus grande dans mon cœur. Dans le cas contraire, cela signifiera que je le souvenir de ce concert, et de l'énergie qui s'en dégageait, s'est estompé et je ne pourrai m'en prendre qu'à moi-même.
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