Seize ans après l'annulation de la tournée Spiritchaser pour cause d'engueulades récurrentes entre Brendan Perry et Lisa Gerrard, Dead Can Dance revient à Bruxelles. C'est la troisième fois que je les vois en concert, après la tournée Toward the Within en 1993 et leur concert au Palais des Beaux-Arts en 2005.
En 1993, ce concert avait été pour moi une sorte de pèlerinage, je partais me prosterner devant deux demi-dieux, auxquels je rendais depuis des mois pieusement hommage tous les jours après l'école en écoutant The Arrival and the Reunion, The Host of Seraphim ou Avatar à fort volume dans une maison vide, histoire de m'élever au-dessus des soucis de la journée. A l'époque, je mangeais, buvais, dormais, rêvais, marchais, pensais, travaillais, vivais Dead Can Dance. Ils étaient omniprésents dans mes pensées, du lever au coucher. J'ai commencé à lire les Inrocks parce qu'ils avaient publié une interview d'eux (interview médiocre, comme toutes celles qu'ils ont données au cours de leur carrière), à écouter Max sur Fun Radio la nuit parce qu'il les aimait bien, à écouter les Cocteau Twins, This Mortal Coil et plus généralement la musique indé parce que c'était l'univers dont ils étaient issus. C'est la seule époque de ma vie au cours de laquelle j'ai laissé de côté mon ouverture d'esprit musicale. Les chansons qui passaient à la radio m'ennuyaient, terrain de jeu réservé aux médiocres qui n'avaient pas encore vu la lumière. Non, j'avoue. Je n'étais pas très rigolo à cette époque.
Quand quelques années plus tard (1996 ?), le groupe s'est séparé. Je me rappelle n'avoir pas été particulièrement affecté. Les disques étaient toujours là, à portée de main, et le pouvoir régénérateur de la musique qu'ils contiennent m'affectait toujours autant. Que l'oeuvre soit close ne posait guère de problèmes pour un groupe dont je pouvais écouter dix fois d'affilée la même chanson sans me lasser. Se sont ensuite succédé des projets solos plus ou moins réussis. Lisa Gerrard alternait des bandes originales de film, où elle gaspillait son talent à marmonner quelques notes d'un air distrait sur un tapis de nappes synthétiques, et des albums toujours moins denses où, à force de gommer toute aspérité et tout rythme, elle parvenait à faire perdre à sa voix presque tout son pouvoir incantatoire (je devrais réécouter aujourd'hui Immortal Memory, que j'avais violemment rejeté à l'époque). Brendan Perry se faisait plus rare, organisant des stages de percussion à Quivvy et ne sortant qu'un album solo à la fin des années 90 (le deuxième, Zun Zun, longtemps annoncé, n'a jamais vu le jour).
Pour ma part, je reprenais goût à d'autres musiques. A cette époque est réapparu mon goût de la pop commerciale (je scrutais les sorties Cheiron, achetais les compilations Now et regardais religieusement Top of the Pops sur la BBC), que je faisais voisiner avec celui de la musique indé (le binôme Lenoir-Inrocks). C'était la période où je voyais plus de trente concerts par an. Certes, Dead Can Dance était resté le groupe n°1 dans le classement de mes groupes préférés (exercice vain mais obligé de tout fan obsessionnel de musique), mais je les écoutais peu et quand je les écoutais, c'était le plus souvent en faisant autre chose. Mon rapport à leur musique n'était plus de l'ordre de la contemplation respectueuse. Ils étaient devenus presque un groupe comme les autres, pourvoyeur de chansons à passer entre First We Take Manhattan, Another Night In ou Stripped dans mes demi-heures "J'écoute de la musique en rangeant et en chantonnant". Le groupe était rentré dans le rang.
Puis vint en 2005 la tournée de reformation, dont je parle abondamment ici. Il s'agissait d'une tournée sans album, basée essentiellement sur la nostalgie, qui donnait parfois l'impression de voir deux concerts solo en parallèle mais n'apportait finalement pas grand-chose à la carrière du groupe.
En 2010, Brendan Perry publia enfin son deuxième album solo, Ark, assez éloigné de son premier. En onze ans, son rapport aux instruments semblait avoir changé. Finie la recherche éperdue d'instruments exotiques et de sons du monde. Vive les sons électroniques et synthétiques. Le résultat était souvent impressionnant, mais, n'était sa voix, j'aurais sans doute peiné à y reconnaître spontanément la patte du grand ordonnateur de Aion ou The Serpent's Egg.
Enfin, en 2012, l'annonce assez inattendue d'un nouvel album et d'une nouvelle tournée. L'album, Anastasis, est plutôt bon je crois, mais totalement sans surprises. Si on m'avait demandé d'extrapoler à partir de Ark et de Spiritchaser sa description, je ne serais sans doute pas tombé très loin de la réalité. Ce qui frappe de prime abord en parcourant le livret est l'absence totale de musiciens crédités. Il semblerait soit que Brendan et Lisa aient honteusement exploité des intervenants de l'ombre, soit qu'ils aient réellement tout interprété eux-mêmes. Cette dernière hypothèse expliquerait sans doute le recours fréquent aux sons synthétiques, notamment pour les percussions. Anastasis serait ainsi l’œuvre de deux musiciens qui pour reprendre leur collaboration artistique, souvent compliquée et longtemps interrompue, se sont recentrés sur eux-mêmes, sans intervention extérieure.
L'album respecte scrupuleusement en surface la parité : quatre morceaux chantés par Lisa, quatre par Brendan, mais indépendamment de cette équilibre des voix, l'album est manifestement plus l’œuvre du second : l'inexorable avancée des percussions, les cris d'oiseau, la construction même des morceaux rappelle de manière criante ce que Brendan faisait en solo, tandis que les albums solo de Lisa se sont au fil des ans éloignés toujours davantage de la matrice thanatopotentioterpsichoresque (à moins que ce ne soit thanatodynamoterpsichoresque). Il m'apparaît de plus en plus évident que, contrairement à ce que beaucoup disent, Brendan est véritablement l'âme du groupe. Seul, il peut faire du Dead Can Dance. Lisa en semble par contre incapable.
Bien sûr, on n'atteint pas tout à fait le niveau de leurs grandes oeuvres passées et certains morceaux sont un peu faciles. Return of the She-King en particulier m'ennuie (corny muse ?) mais l'ampleur du son, le hiératisme et la pesanteur des atmosphères, le contraste des voix, bref ce qui a fait l'essentiel de la gloire du groupe était bel et bien présent, apparemment intact après toutes ces années.
La question se pose donc : que reste-t-il de Dead Can Dance aujourd'hui ? Que représente encore le groupe en 2012 ? J'y vois une collaboration, plus ou moins étroite selon les époques, de deux fortes personnalités qui sont par bien des points antagonistes mais tentent de trouver un point d'équilibre entre terre et éther, entre mysticisme et animisme, entre folk et new-age, entre Occident et Orient, entre mort et danse, ayant suivi un parcours compliqué mais somme toute cohérent qui les a menés du punk gothique à la musique du monde, de l'obscurité à la lumière, de l'enfermement aux grands espaces, de la tension à une forme d'apaisement teinté d'inquiétude. Plus personnellement, le groupe est sans doute aussi la bande-son de l'évolution de mon rapport à la musique et au monde, passant de l'adoration adolescente mystique vers une appréciation objective basée essentiellement sur les mérites artistiques, encore accompagnée par une petite pointe de nostalgie.
Comment cela allait-il se traduire en concert ? Ce qui frappe de prime abord est que, même si l'album semblait être une œuvre à deux, six personnes entrent sur scène, dont deux percussionnistes. En live au moins, l'acoustique prime encore sur l'électronique. Autre bonne nouvelle, on a vraiment l'impression de voir un groupe jouer sur scène. Contrairement à la tournée de 2006, l'un(e) ne part plus en coulisses pendant que l'autre chante. Ils collaborent sur presque tous les morceaux, même si leurs voix se mêlent rarement. Ils interprètent l'entièreté du nouvel album, quasiment à l'identique, plus quelques morceaux plus anciens (Rakim, Sanvean, Dreams Made Flesh, The Host Of Seraphim, The Ubiquitous Mr Lovegrove, Nierika), une reprise par Brendan de son bien-aimé Tim Buckley (Song to the Siren, déjà repris par qui vous savez) et deux inédits, auxquels Lisa adjoint quelques dispensables morceaux de sa carrière solo, dont une très vilaine chanson tirée de la BO de Gladiator.
Depuis vingt ans, j'utilisais pour mesurer le degré de mysticisme et d'évaporation de Lisa Gerrard le tempo de Sanvean. Samedi, celui-ci était tellement lent et hiératique que l'aiguille pointait résolument vers "complètement dans les limbes". Pourtant, Lisa semble plus ancrée dans le réel et en bien meilleure santé que lors de ses précédentes apparitions en public. Elle a notamment réappris à marcher seule et n'a plus besoin qu'on la soutienne pour faire deux pas. Mon côté médisant pourrait ajouter que la chirurgie esthétique l'a rendue quasiment méconnaissable (pour une femme qui a donné si longtemps l'impression d'être en-dehors/au-delà du monde matériel, le processus mental qui mène à souhaiter un lifting paraît par ailleurs bien incongru).
Le public est un mélange hétérogène de corbeaux en costumes, de fans de la première heure et de pedzouilles venus se montrer au concert branchouille de la semaine (ce qui explique sans doute que le morceau accueilli avec le plus de ferveur fut contre toute logique Now We Are Free). Pourtant, dès que le groupe faisait mine de quitter la scène, ces 2500 personnes, a priori si différentes, se levaient d'un seul bloc, sauf mes voisins, rétifs. Même assagi, même rentré dans le rang, même en grande partie débarrassé de sa mystique, le groupe inspire donc encore la dévotion, par la seule force de sa musique. Ce n'est pas rien.
Setlist (quand rien n'est précisé, le morceau est extrait du dernier album Anastasis)
- Children of the Sun
- Anabasis
- Rakim (Toward the within)
- Kiko
- Lamma Bada (inédit)
- Agape
- Amnesia
- Sanvean (Toward the within ou The Mirror Pool)
- Nierika (Spiritchaser)
- Opium
- The Host of Seraphim (The Serpent's Egg)
- Ime Prezakias (inédit)
- Now We Are Free (Gladiator OST)
- All in Good Time
Encore:
- The Ubiquitous Mr. Lovegrove (Into the Labyrinth)
- Dreams Made Flesh (1er album de This Mortal Coil)
Encore 2:
- Song to the Siren (reprise de Tim Buckley)
- Return of the She-King
Encore 3:
- Wandering Star (The Silver Tree)
2 commentaires:
Je partage assez votre avis sur l'évolution du groupe DCD. Bien que n'ayant pas assisté à leur dernier concert au Grand Rex , j'ai attentivement écouté leur album Anastasis et regardé beaucoup, beaucoup de vidéos de leur tournée live.. Je les avais vu plusieurs fois en concert dans les années 90 , et ce qui me frappe quand je compare avec L'interprétation de Sanvean par Lisa à cette époque, c'est le souffle, l'élan incroyable hors du commun qui animait son chant et qui a fait place a plus de "gravité". Non pas que sa voix soit moins belle mais je la trouve plus sage, disons.et surtout plus" grave".( au sens littéral et vocal) En fait , j'ai le sentiment qu'elle prend moins de risques ? s'abandonne moins qu'auparavant mais peut être est ce justifié. il est vrai aussi que sa transformation physique (lifting ou autre) y est peut être aussi pour quelque chose....
Par contre,je trouve la voix de Brendan a acquis une puissance,une flamme et un charisme qui lui faisait un peu défaut auparavant et il faut rendre justice à son indéniable talent, souvent un peu éclipsé par la popularité et l'aura de Lisa Son interprétation du morceau inédit , Rebetika en grec
( dont le titre m'échappe ) devant le public athénien m'a complétement convaincue...Au fond, Peut être a t -il toujours été l'âme de DCD... En tout cas, je suis ravie qu'ils soient de retour tous les 2.
Lisa Gerrard a été malade ? Je ne savais pas.
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