mercredi, décembre 14

Rien n'a d'importance. Tous les coups sont permis.

Attention, ce billet est long et fastidieux mais ça fait longtemps que je me dis que je devrais mettre au net ma position sur ces questions. D'autant que, même si j'y vois surtout des évidences, elles ne vont pas toujours sans dire.

Lorsque quelqu'un écrit sur Internet ou ailleurs ce qu'il pense d'un disque, d'un concert ou d'un film, il doit s'attendre à provoquer des réactions, plus ou moins amicales, et être prêt à y faire face. Face à un avis contraire aux leurs, certains tentent d'argumenter pour défendre leur position, disant qu'ils ont un avis différent parce que ça, ça ou ça. On peut alors assister à des discussions intéressantes pouvant parfois mener l'une ou l'autre partie à infléchir sa position. Malheureusement, d'autres au contraire quittent très vite le domaine de la discussion de l'oeuvre au sens strict pour s'attaquer à la personne ayant donné son avis, ce qui donne en général des échanges nettement moins civils et policés. Dans ce dernier cas, la question de la relativité du goût ou de l'objectivité en art est rapidement placée au centre des discussions. Or, je m'aperçois que je n'en ai jamais rien dit ici. Ayant un peu de temps devant moi, je vais tenter d'y remédier.

Je ne vais pas convoquer, comme beaucoup le font, Kant et Schopenauer pour donner du poids à mon propos. J'en suis bien incapable et ce serait sans doute contre-productif. Ma position sur ces questions étant un savant mélange de lieux communs et d'esprit ludique, je doute qu'elle gagnerait à se voir associée à des marronniers philosophiques qui ne pourraient qu'en souligner l'inanité. Je vais donc me contenter d'énumérer les grands principes auxquels je tente de me conformer :

1) Il n'existe pas d'échelle absolue sur laquelle on pourrait classer les albums en fonction de leur valeur intrinsèque. Aucun argument ne pourra jamais me convaincre que l'album de Rachel Stevens est meilleur (ou moins bon) que celui d'Arcade Fire ou de Pascal Obispo (je devais bien inclure ici un artiste que je hais pour rester crédible). Dès lors, je considère que, pour juger des oeuvres, le goût personnel est souverain. J'ai tendance à croire que la seule objectivité possible en matière d'art est statistique et que, par conséquent, elle n'est pas toujours souhaitable et est souvent parasitée par des considérations sociologiques ou ethnologiques.

2) Tous les artistes ne s'adressent pas aux mêmes auditeurs (André Rieu et Tony Conrad ne doivent pas avoir le moindre fan en commun et s'en portent tous les deux très bien). Inversément, tous les auditeurs n'attendent pas les mêmes choses de la musique qu'ils écoutent. Mieux, le même auditeur recherche en général des choses différentes selon son humeur ou le genre considéré. Qui prétendrait que le plaisir pris à écouter un disque ambient de Brian Eno est de même nature que celui pris à écouter le Requiem de Mozart ou un album de Led Zeppelin ?

3) Les disques et les genres de musique auxquels s'intéresse tout un chacun est le produit d'une histoire personnelle complexe qui rend illusoire de vouloir classer les auditeurs selon leur niveau d'"éducation musicale". D'autant que les facteurs déterminants en ce domaine sont le degré de curiosité que l'on éprouve envers la chose musicale ainsi que la quantité de temps (et d'argent) que l'on est prêt à y consacrer. En conséquence, ceux qui prennent de haut les gens ayant des goûts plus mainstream qu'eux peuvent souvent, bien qu'ils s'en défendraient sûrement, sombrer dans le jugement de classe (sans parler du fait que la musique n'est qu'un des nombreux aspects de la culture).

A ce stade, vous pourriez vous dire que, si je considère vraiment que tout se vaut et que rien de ce que peux dire ne devrait a priori concerner personne d'autre que moi, je devrais sans doute en tirer les conséquences, clore ce blog inutile, arrêter de lire ceux des autres et vivre mon goût de la musique en autarcie. Et bien non. En effet :

a) L'amateur de musique est souvent un peu snob et aime bien s'imaginer qu'autrui aurait a priori beaucoup à apprendre de lui. Etant aussi par nature assez confiant en la qualité de ses goûts (forcément, dirait Coluche, puisque "c'est avec ça qu'il juge"), il est en général convaincu qu'un individu de bonne volonté à qui il ferait écouter un disque qu'il aime ne pourrait que se former une opinion identique et l'aimer aussi. Il s'imagine même parfois que l'individu en question éprouverait fatalement un vague sentiment de reconnaissance d'avoir été ainsi "éduqué".

Cette conviction (parfaitement irrationnelle) est à mon avis plus ou moins présente chez tous les amateurs de musique, même ceux qui ne trouvent a priori rien à redire aux points 1 à 3 qui précèdent. Le désir de partager ses goûts avec d'autres est à la base de la plupart des fanzines, et plus récemment des blogs musicaux (dont le mien). Il est aussi à l'origine des billets que j'écris pour la Blogothèque, dont le sous-texte pourrait souvent se résumer ainsi : "Tenez, vous n'avez plus qu'à cliquer sur ce lien mp3 pour ressentir le même plaisir d'écoute que moi." C'est naïf, certes, mais d'une naïveté que je trouve presque touchante.

b) De plus, personne n'est complètement singulier et on partage tous au moins une partie de nos goûts avec d'autres. En conséquence, chaque billet que j'écris peut potentiellement faire entrer en contact des personnes dont la sensibilité musicale est proche de la mienne (il doit bien y en avoir une ou deux) et des artistes que j'apprécie. Autrement dit, s'il n'est pas raisonnable d'espérer convaincre une majorité de lecteurs, il est toujours possible de leur faire des propositions, ce qui légitime tout à fait l'existence des blogs et les fanzines. De la même manière, je lis les billets des autres dans l'espoir d'y trouver des propositions qui me plaisent.

Si je m'en tenais strictement aux principes que je viens d'évoquer, je serais obligé de commencer toutes mes phrases par des "Je pense que", "Je crois que" ou "En toute amitié et sans vouloir remettre en cause la validité de vos opinions, il me semble possible, si pas forcément souhaitable, d'envisager la possibilité que, dans certaines conditions bien précises, on puisse suggérer que", ce qui serait, sur la longueur d'un billet, assez pénible à lire (et encore plus à écrire si on tape à deux doigts). Je n'en fais donc rien.

Une fois disparue la tentation de lier en quoi que ce soit les goûts des individus avec leur personnalité (ou pire, leur "valeur"), la discussion autour d'un artiste ou d'une oeuvre devient une sorte de jeu abstrait, joute oratoire sans véritable enjeu. L'amateur de musique voulant défendre ses goûts et dégoûts peut alors presque tout dire, y compris "C'est nul", "Tut tut tut, tu dis n'importe quoi" ou "Tu devrais avoir honte de dire pareilles sottises", ces phrases n'étant plus que des armes parmi d'autres, dont le pouvoir potentiellement blessant disparaît de n'être plus connectées aux personnes, mais seulement aux oeuvres. C'est sans doute ce goût de la polémique qui me fait tant aimer Le Masque et la Plume, même quand je suis en désaccord avec ce qui s'y dit.

Cela dit, cette rafraîchissante liberté de ton n'est envisageable que si on se trouve en face d'un interlocuteur ayant la même vision ludique de la discussion. Dans le cas contraire, cela devient vite intenable. Je peux ainsi très vite me braquer si je perçois derrière un "Tu as vraiment mauvais goût." une mise en cause personnelle, ou inversément me sentir coupable lorsque mon interlocuteur en perçoit une de ma part. Cela dit, entre deux personnes de bonne composition, il est toujours possible de s'expliquer et de s'excuser.

Ouf. Je crois bien avoir écrit l'essentiel de ce que je voulais dire. La prochaine fois que je me retrouverai face à un interlocuteur rendu furieux par mes propos sur KorN, Rondo Venziano ou Arcade Fire, je pourrai toujours le renvoyer ici, où il trouvera à la fois une explication et, s'il se sent obligé de tout lire, une forme de punition

Bravo à ceux qui sont arrivés jusqu'ici.

7 commentaires:

michelsardou a dit…

Rien à rajouter, donc pas de raison de mettre de commentaire. Ah si, bravo!

L'Anonyme de Chateau Rouge a dit…

tout à fait d'accord avec toi.... Mais tout de même Le Masque et la Plume...Quelle horreur ! Soyons serieux tout de même !!

Anonyme a dit…

pas mieux...

excellent billet, il est certes long mais pas du tout fastidieux à lire notamment grâce à sa mise en page discrète (alors que je reconnais parfois lire en diagonale certains articles de cette longueur) - en fait, j'ai rarement lu un billet aussi bien argumenté sur les "goûts des autres" comme dirait les Jaoui Bacri ;-)

totagata a dit…

Très d'accord avec ta "définition" de la relativité du goût - tout autant qu'avec le droit à disserter.
De toute façon, la conversation n'est pas sensée être un argumentaire définitif. Elle a par contre la qualité de toujours enrichir ses divers participants, pour peu qu'ils écoutent autant qu'ils causent :)

j'ai d'ailleurs croisé ce matin ton antithèse, je crois : http://www.20six.fr/Discoglosse/archive/2005/12/16/

Anonyme a dit…

Merci et bravo pour ce billet ! Je ne peux pas t'en reprocher la longueur, car je ne suis pas capable d'expliquer clairement mes motivations d'humble blogueur; et donc je n'aurais pas su ecrire quelque chose d'aussi complet et de plus court !
Je me retrouve et te rejoins sur tous les points, ainsi que sur ta citation "Parce que la musique est une chose trop importante pour être laissée à ceux qui la prennent au sérieux".

Cécile a dit…

J'ai relu ton article et, désolée, je reste sur ma position. Je n'ai jamais dit que tu avais mauvais goût: je ne le pense pas et comme tu le dis, à propos, les goûts sont personnels et relatifs. Toutefois, tu ne m'ôteras pas de la tête que tes propos peuvent blesser et que se réfugier derrière cet article ne peut être suffisant. J'ai beaucoup de mal avec le ton péremptoire qui ne paraît laisser aucune place à tout autre avis. Je suis effectivement trop empathique et je ne peux m'empêcher de me mettre à la place de l'auteur, du réalisateur, du chanteur,... qui est jugé de manière radicale par un critique ou à la place du lecteur, spectateur, auditeur,... qui a éprouvé du plaisir et qui pourrait se sentir nié ou méprisé par cette même critique radicale.
Cette critique doit rester un exercice littéraire et je ne pense pas du tout que tous les coups soient permis. Désolée!

Pierre a dit…

La manière d'envisager la discussion sur des oeuvres musicales ou autres dépend beaucoup de la sensibilité de chacun, et nul n'est obligé de lire ou de discuter avec des gens dont la sensibilité diffère trop de la sienne. Ce blog et les autres endroits où je discute sot des propositions. Chacun est libre de les réfuter, avec calme et respect.