lundi, juin 14

Seconde vision. Imaginez....

...que vous ayez rencontré l'amour de votre vie quelques mois plus tôt. Les fêtes de fin d'année approchent et, avec elles, le moment tant redouté de la première rencontre avec la belle-famille. Une kyrielle d'oncles et de tantes, de cousins, cousines, qui tous vous dévisagent avec une bonhomie inquisitrice. Chaque visage est un nouveau nom, une nouvelle position dans l'arbre généalogique que vous devez vous excuser en riant de ne pas pouvoir retenir. Après une dizaine de minutes d'embrassades (imaginez que la famille soit nombreuse), vous vous asseyez enfin dans un fauteuil, un verre de vin à la main. Vous observez du coin de l'oeil l'interaction fluide de tous ces gens et sentez confusément que celle-ci se base sur un socle d'existence commune qui vous sera encore longtemps inaccessible. Les discussions vont bon train aux quatre coins du salon et vous en grappillez quelques mots de ci de là en buvant à petites gorgées. Une musique assez rythmée forme un agréable fond sonore depuis qu'un jeune cousin a discrètement introduit dans la platine un CD dont la pochette noire et blanche vous avait momentanément intrigué.

Brusquement, alors que débute le deuxième morceau du disque, les conversations s'interrompent, les regards se tournent vers les baffles et les visages arborent un vague sourire, apparemment sans objet, qui vous fait de prime abord un peu peur. Tout le monde se lève avec lenteur et se rassemble au milieu du salon, en formant une sorte de chaîne humaine. Une inquiètude sourde vous envahit, et vous vous voyez déjà embrigadé dans un consternant jeu de "mets les deux pieds en canard, pour pas que la chenille déraille". Vous parcourez la pièce du regard, tentant d'intercepter un clin d'oeil complice, une muette confirmation qu'il n'y a aucune raison de s'inquièter. Sans succès. Les regards sont sérieux, les mines fermées. C'est comme si vous n'existiez plus. Le silence est total. Quelqu'un a dû arrêter le disque. Les lumières ont été baissées et la pièce baigne dans une semi-pénombre. Tout le monde semble en attente. Puis la musique redémarre. Vous reconnaissez l'introduction sautillante qui avait, quelques secondes plus tôt, interrompu les conversations. Devant vos yeux incrédules, toute la famille, des plus vieux aux plus jeunes, se met alors à marcher en rythme, à dodeliner de la tête, à frapper dans les mains ou à chanter, mais pas dans une joyeuse improvisation festive. Non. Les mouvements de chacun semblent directement inspirés par les lignes de synthé qui bondissent tels des feux d'artifice entre deux couplets. Tout le monde semble savoir exactement ce qu'il a à faire et interagit avec ses voisins avec une aisance qui ne pourrait a priori s'expliquer que par de longues répétitions. C'est comme si une chorégraphie incroyablement complexe était naturellement incluse dans le patrimoine génétique de toute la famille et se révélait instinctivement lorsque les premières mesures de la chanson se faisaient entendre. Le plus troublant est sans doute le sérieux papal avec lequel la plupart des danseurs enchaînent leurs mouvements. Seuls les plus jeunes semblent prendre le tout comme un jeu.

Après dix minutes et trois passages de la chanson, la famille semble enfin reprendre ses esprits. Quelques appplaudissements spontanés fusent et les visages se fendent du sourire éclatant que seules peuvent produire les actions collectives totalement gratuites. Un sourire vous est d'ailleurs personnellement adressé et vient vous rassurer qu'il ne s'agissait là que d'une étrange tradition familiale, certes un peu ridicule, mais dont tout le monde s'accorde à dire qu'elle est inoffensive. Il vous prend l'envie soudaine de pouvoir, dans deux ans, vous perdre au milieu d'eux.

Brian Eno, Backwater. Extrait de Before and after science, 1977.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Vision très intéressante de l'observateur en coin... Belle "stratégie oblique" en tout cas ;-)